Cela a-t-il transformé mon regard sur la maladie ?
La cinquantaine. Quand je faisais mes études de médecine, la maladie était inconnue. Le mot fibromyalgie n’existait pas. Il y avait certes des cas de patients souffrant de douleurs sans lésions visibles à la radio, aux scanners, sans signe biologique, et on les classait donc dans la catégorie “inconnu”, ou assez souvent “hystérie”. Car pour un médecin, l’hystérie est une affection psychiatrique qui provoque de réelles douleurs au patient, ou des symptômes à l’aspect bien physique, mais sans qu’aucune maladie organique n’en soit la cause.
On apprenait qu’elle touchait plus souvent les femmes et s’accompagnait volontiers d’un caractère théâtral, d’un besoin de mise en scène, involontaire, et pour mieux la soigner il valait mieux détourner son regard et laisser le sujet seul afin qu’il ne bénéficie pas d’un public et se calme.
Ainsi, lorsque j’étais externe en service de rhumatologie dans un grand hôpital parisien, dans les années 80, je me souviens d’un patient régulièrement hospitalisé, la trentaine, pour des douleurs articulaires ou musculaires diffuses. Tous les examens s’avéraient chaque fois normaux. Bien sûr aucun traitement ne le soulageait. Et notre chef de clinique de conclure que ce monsieur souffrait évidemment d’hystérie. On lui suggérait donc, avec toutes les précautions de parole, d’accepter la consultation du psychiatre.
Lorsque le terme “fibromyalgie” est apparu dans ces mêmes années, je me souviens de ma propre réticence à accepter qu’il pouvait là exister une maladie spécifique. Car aucune preuve ne permettait d’avancer cette hypothèse. Je suis un enfant de la médecine de preuve. Indispensable pour ne pas tomber dans les erreurs médicales délétères au patient. L’absence de preuve malgré des recherches importantes interdit au scientifique de conclure en désignant une pathologie. C’est une faute intellectuelle, une facilité paresseuse et coupable, source d’accidents, d’errements ésotériques, dignes des médecins de Molière.
Aujourd’hui, lorsque j’en parle avec mes pairs, beaucoup ont gardé ces notions de leurs études, et considèrent la fibromyalgie comme une maladie dont les causes sont “fonctionnelles”, ce qui signifie provoquée par une souffrance mentale. Et tout vient conforter cela puisque par définition l’ensemble des examens reste normal. L’intellect de l’être humain a du mal à tolérer qu’au XXIe siècle, une affection n’ait pas encore été découverte, que ses causes n’en soient pas connues. C’est comme nous affirmer qu’un continent invisible n’a pas été révélé. Un fait incroyable, un retour à Christophe Collomb.
Aujourd’hui encore, ayant adressé pour bilan initial un patient fibromyalgique à un spécialiste de médecine interne, donc de maladies complexes touchant plusieurs organes, afin de ne pas passer à coté d’une maladie organique rare mais curable, j’ai reçu un appel téléphonique de ce chef de service sérieux et réputé, connu pour traiter la fibromyalgie, pour m’avertir que mon patient était “fou”. Au minimum hystérique. Atteint de douleurs permanentes, avec tout un bilan fouillé strictement normal, il présentait par ailleurs des symptômes incroyables, à l’évidence factices, à la limite du mensonge. Et de rechercher bien sûr quels pouvaient en être les bénéfices secondaires. En tout cas, à adresser d’urgence au psychiatre.
Cette position me révolte aujourd’hui, me semble à la limite de la vanité imbécile, celle du médecin tout puissant _ à fortiori s’il est chef d’un service hospitalier et bénéficie d’un certain renom _ qui juge et affirme sans preuve.